Cygne et tourteaux:

les emblmes de Boulogne-sur-mer

 

(par Marcel FOURNET, avec la contribution amicale de Pierre LECLERCQ)

 

                  

Figure 1                           Figure 2                         Figure 3

 

Le blason actuel de la commune de Boulogne-sur-mer, reproduit sur la figure 2, est composŽ ˆ partir de celui des anciens comtes (figure 1), et de celui de la ville datant du haut Moyen Age (figure 3).

Le blason de la figure 1 est : dĠor aux trois tourteaux de gueules, posŽs deux et un.

Le blason de la figure 2 est : dĠor au trois tourteaux de gueules, portant en abyme un Žcusson du mme, chargŽ dĠun cygne dĠargent. Cette figure est extraite dĠun document signŽ en 1830 de Charles X accordant ce blason ˆ Boulogne.

Celui de la figure 3 est : de gueules au cygne dĠargent, armŽ et becquetŽ de sable.

 

 

Parchemin signŽ de Charles X fixant les armoiries de Boulogne,

conservŽ aux Archives Municipales

 

Ces deux derniers ont-ils toujours ŽtŽ ainsi constituŽs? Ont-ils subi quelques variations au cours des sicles? Quand ont-ils eu leur forme dŽfinitive ? On va tenter dĠapporter quelques rŽponses, en sĠappuyant en particulier sur des Žtudes numismatiques rŽcentes.

 

1) Le blason de la ville

 

Il est beaucoup plus ancien que celui des comtes. Tout dĠabord lĠoiseau qui y figure est bien un cygne, et non une oie comme le pense lĠhistorien SCOTTƒ de Velinghen qui avait constatŽ quĠˆ son Žpoque vers 1700, ces dernires Žtaient nombreuses aux Tintelleries. LĠoie ne constitue pas un animal rencontrŽ en hŽraldique, et le cygne, symbole de beautŽ, frŽquent dans les marais de la Morinie, a dž tre considŽrŽ trs t™t comme Žtant de bon augure par les mariniers de Boulogne.

 

  

Figure 4 : monnaie en bronze, dite au canard, des Morins (diamtre rŽel : moins dĠun cm ; collection privŽe)

 

 

LĠobservation de la figure 4 conforte cette hypothse : elle reprŽsente le dessin dĠune monnaie en bronze des Morins, dŽcouverte ˆ Tardinghen. LĠavers (ˆ gauche) est un oiseau du genre canard. Et si cĠŽtait un cygne plus ou moins stylisŽ, comme le faisaient souvent les artistes gaulois? Le revers reprŽsente un cheval, tte ˆ droite, portant un cavalier[1]. Cette pice gauloise nĠest connue quĠˆ quelques exemplaires et a ŽtŽ frappŽe peu aprs la guerre des Gaules.

 

Dom DUCROCQ [2] signale que ds 828 Boulogne a dŽjˆ le cygne comme emblme. AffligŽes de peste en cette annŽe 828, les villes de Boulogne, Desvres, Montreuil, Amiens et Saint-Quentin, envoient des dŽputŽs ˆ lĠabbaye Saint-MŽdard de Soissons, avec lĠordre de prŽsenter ˆ Dieu les offrandes des habitants. Dans un inventaire de cette abbaye rŽdigŽ en 1538 concernant ces offrandes, on cite la bannire de Boulogne dŽcorŽe de gueules au cygne dĠargent. Daniel HAIGNERƒ cite un acte expŽdiŽ ˆ Tournai en 1286 o lĠon voit un cygne sur le sceau du mayeur de Boulogne. Le blason de la commune a peu ŽvoluŽ depuis cette Žpoque.

Par ailleurs la lŽgende Çdu chevalier au cygneÈ dŽveloppŽe aprs 1200, si elle nĠest pas ˆ lĠorigine de la prŽsence de ce gracieux volatile sur les armoiries de la commune, a dž contribuer ˆ y asseoir sa prŽsence. Ce rŽcit fabuleux nous dit quĠil Žtait une fois une ch‰telaine nommŽe BŽatrix, dont le ch‰teau o elle demeurait au bord dĠun fleuve, Žtait assiŽgŽ. Un noble chevalier, apparu dans une barque tirŽe par un cygne, la dŽlivra et lĠŽpousa. Les romans Çdu chevalier au cygneÈ, font de ce chevalier et de BŽatrix les anctres dĠIde de Lorraine, alias Sainte Ide de Boulogne, Žpouse du comte Eustache II dont nous parlons plus loin.

 

       Description : figure 6.jpg       Description : figure 7jpg.jpg

Figures 5 et 6 ; figure 7 : cachet en cire rouge des mayeurs et Žchevins[3] (vers 1730)

 

Au XVIIIe sicle, lĠadministration communale accole le blason des comtes ˆ celui au cygne dans ses actes officiels, comme lĠindique la figure 5 qui est extraite de la couverture dĠun MŽmoire des mayeur et Žchevins de Boulogne sur les libertŽs et franchises de la ville, datŽ de 1759 et imprimŽ par Charles BATTUT. Dans ce document, on lit que depuis 1670, le Boulonnais a une milice, rŽpartie en plusieurs rŽgiments dĠinfanterie, de cavalerie et de dragons, qui a pour unique but de dŽfendre la province et la c™te. Son drapeau, dit drapeau des troupes boulonnaises, reproduit sur la figure 6, a ŽtŽ fixŽ par le duc dĠAumont: bleu de roi et jaune jonquille, traversŽ dĠune croix blanche portant au milieu les armes de la ville.

 

Ces drapeaux seront bržlŽs en 1792 avec quelques archives communales et des statues religieuses en bois. Ce que lĠon voit sur la figure 6 est une reconstitution du drapeau faite par Albert CHATELLE [4] au vu de documents dĠŽpoque.

 

2) Le blason des comtes

 

Figure 8 : blason dĠEustache II, comte de Boulogne de 1049 ˆ 1093

 

Les blasons apparaissent aprs la bataille dĠHastings en 1066 et se dŽveloppent ˆ lĠŽpoque des croisades. Le comte Eustache II de Boulogne, dit Eustache aux Grenons, cĠest-ˆ-dire Eustache aux grandes moustaches, est prŽsent aux c™tŽs de Guillaume le ConquŽrant ˆ ce combat, lors de la conqute de lĠAngleterre. Sur la figure 9, extraite de la tapisserie de Bayeux, on observe ˆ droite Eustache aux Grenons, qui montre du doigt le duc Guillaume, qui soulve son casque pour indiquer ˆ ses chevaliers quĠil est bien vivant, car les Normands, le croyant mort, commenaient ˆ fuir. Eustache tient de la main gauche une bannire, constituŽe dĠune croix dĠor accostŽe de quatre tourteaux (qui ne sont pas de gueules). Cette bannire est une variante de la bannire papale, qui ne comporte pas de tourteaux, et qui est ornŽe de 4 pointes (pennons) au lieu de 3 dans le cas prŽsent. Le pape Alexandre II avait apportŽ son soutien ˆ l'entreprise du duc Guillaume. Guillaume de Poitiers Žcrit que la bannire du pape a accompagnŽ les Normands pendant la bataille; on la retrouve plusieurs fois dans la tapisserie de Bayeux. Eustache II a t-il en main son propre gonfanon ou la bannire papale? Dans les deux cas, il va s'inspirer de cette bannire pour constituer son futur blason.

 

Figure 9: en haut ˆ droite, au-dessus dĠEustache aux Grenons, on a lĠinscription

E    CIUS (pour EUSTACIUS), incomplte pour cause de restauration de lĠoeuvre.

 

LĠŽtude[5] de lĠavers (ˆ gauche) dĠun denier dĠEustache II (figure 10, taille rŽelle 1,5 cm) dŽcouvert dans le Boulonnais, suggre que le premier blason des comtes de Boulogne comportait quatre tourteaux (figure 8). Au centre de cette pice se trouvent deux personnages se regardant, lĠun dĠeux tenant une ŽpŽe en pal, peut-tre un hommage du fils envers le pre ?

 

 

Figure 10 : photo trs agrandie dĠun denier dĠEustache II (frappŽ entre 1066 et 1075)

 

Dessin du denier de la figure 10 (voir note nĦ5)

 

Description : figure 10.jpg

Figure 11 : dessin dĠun blason de la figure 10 (bien visible ˆ 3 h ou 9 h ˆ lĠavers)

 

Sur cette pice de lecture difficile car son relief est faible, on voit dans la lŽgende quatre blasons aux extrŽmitŽs des diamtres verticaux et horizontaux dont la forme est esquissŽe sur la figure 11. Chacun de ces quatre blasons est presque de forme triangulaire, celle-ci Žtant une premire Žvolution du long bouclier normand. Les quatre tourteaux Žtaient au dŽpart, censŽs reprŽsenter les quatre ch‰tellenies du Boulonnais contribuant ˆ sa protection : Tingry, Longvillers, Belle et Fiennes.

 

Le dessin (figure 12) dĠun denier dĠEustache III, fils dĠEustache II, nous laisse imaginer la haute ville de Boulogne avec ses quatre tours, protŽgŽe par les quatre ch‰tellenies symbolisŽes par quatre tourteaux.

 

Description : Description : figure 12.jpg

Figure 12 : dessin[6] dĠun denier dĠEustache III, comte de Boulogne de 1093 ˆ 1123

 

Etienne de Blois roi dĠAngleterre, et aussi comte de Boulogne, Žmet un denier dont le revers (figure 13) comporte un blason ˆ six tourteaux. Portait-il ÇdĠor ˆ six tourteaux de gueulesÈ (figure 14)? On constate quĠici le nombre de tourteaux Žchappe ˆ toute explication rationnelle. Il nĠest plus question de dire que ces six tourteaux sont les symboles des collines entourant Boulogne, ou ceux des forteresses protŽgeant cette ville.

 

    Description : figure 14

Figure 13 : dessin dĠun denier dĠEtienne de Blois, comte de Boulogne de 1123 ˆ 1139

Figure 14 : blason dĠEtienne de Blois, bien visible sur la figure 13 ˆ 1 h

 

 

LĠexamen des monnaies comtales ultŽrieures suggre que la prŽsence de tourteaux soit alors devenue une rŽfŽrence aux Croisades. Ils pourraient tre une allusion aux besants, monnaies dĠor et dĠargent byzantines que les CroisŽs ont tenues en main. Une monnaie de Mathieu dĠAlsace (figure 15), dont le gisant se trouve au MusŽe de Boulogne, est constituŽ dĠune croix pattŽe entourŽe de 12 globules. LĠavers dĠun denier de Renaud de Dammartin (figure 16) montre un A oncial, initiale de Advocatus, qui veut dire AvouŽ du Saint-SŽpulcre, titre portŽ en 1099 par  Godefroi de Bouillon, fils dĠEustache II. Ce A est cantonnŽ de quatre globules ou tourteaux.

 

 

   Software: Microsoft Office

Figure 15 : dessin dĠun denier de Mathieu dĠAlsace, comte de Boulogne de 1160 ˆ 1191

Figure 16 : dessin dĠun denier dĠargent de Renaud de Dammartin, comte de Boulogne de 1191 ˆ 1227

 

 

Les comtes de Boulogne avaient vraisemblablement un blason ˆ Çtourteaux de gueules sans nombreÈ, cĠest-ˆ-dire trois ou beaucoup plus. Quand donc a t-il ŽtŽ fixŽ ˆ trois ?

Avant 1381 les armoiries des rois de France Žtaient ÇdĠazur aux fleurs de lys sans nombreÈ, comme le montre la figure 17, photo dĠun Žcu dĠor de Philippe VI frappŽ en 1337. On y voit le roi assis sur un tr™ne gothique, tenant de la main gauche un blason aux armes de France. En 1381[7] le roi Charles VI rŽforme les armoiries de France et impose celles ÇdĠazur aux trois fleurs de lysÈ, comme on lĠobserve sur un Žcu dĠor dudit Charles VI frappŽ en 1389 (photo 18). Il para”t loisible de penser que les comtes de Boulogne ont alors rŽduit ˆ trois le nombre de tourteaux de leurs armoiries et que depuis elles nĠen portrent pas davantage. En conclusion, les armes des comtes de Boulogne nĠauraient portŽ que trois tourteaux durant la pŽriode 1381-1477. En 1477 lors de la rŽunion du comtŽ de Boulogne par Louis XI ˆ la couronne de France, les armes des comtes sĠunirent ˆ celles de la ville pour ne plus en changer.

 

    Description : figure 16

Figure 17 : Žcu dĠor de Philippe VI ; le blason comporte des fleurs de lys sans nombre

Figure 18 : Žcu dĠor de Charles VI ; le blason comporte trois fleurs de lys

 

 

 

Ci-contre : sceau en cire rouge de la SŽnŽchaussŽe du Boulonnais, fabriquŽ en 1477 lors de la rŽunion de Boulogne ˆ la France. En haut, un ange dŽploie ses ailes au-dessus dĠun Žcu aux armes de France. En bas un cygne tient dans son bec lĠŽcu des comtes, symbolisant lĠhommage de Boulogne ˆ son nouveau suzerain Louis XI. LĠinscription circulaire est : Sigillum Senescallii Bouloignensis.

                        

 

 



[1] Ce type de monnaies a ŽtŽ ŽtudiŽ par Pierre LECLERCQ dans le tome XX (annŽe 2002), pages 35 ˆ 37, du Bulletin de la Commission dŽpartementale dĠhistoire et dĠarchŽologie du Pas-de-Calais.

[2] Recherches historiques sur le pays des Morins (manuscrit de la Bibliothque Municipale de Boulogne). Dom DUCROCQ, nŽ vers 1650, est religieux bŽnŽdictin ˆ lĠabbaye de Samer.

[3] Ce cachet Žtait apposŽ sur des documents manuscrits rŽdigŽs par lĠadministration communale; pour lĠanecdote : ce sceau Žtait aussi marquŽ sur le front des cadavres dŽcouverts en ville (source : AM Boulogne, liasse 1506).

[4] En 1935 Albert CHATELLE est conservateur du MusŽe de la Marine au Louvre.

[5] Pierre LECLERCQ et Vincent GOURGUECHON : Tome XVII (1999) du Bulletin de la commission dŽpartementale dĠhistoire et dĠarchŽologie du Pas-de-Calais.

[6] L. DESCHAMPS de PAS : Etude sur les monnaies de Boulogne, Revue de Numismatique (1885), planches 6,7,10.

[7] Franois de MEZERAY (AcadŽmicien) : AbrŽgŽ dĠhistoire de France (1728)